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Pourquoi il faut aimer les élèves

J’entends souvent cette phrase de profs qui me fait l’effet d’une boule de poil à gratter.

« Je ne suis pas là pour les/vous aimer. »

Phrase prononcée en salle des profs, prononcée en conseil de classe, prononcée en rendez-vous avec des parents, et même prononcée en classe devant tous les élèves. Je ne compte plus le nombre de fois où je l’ai entendue.

Pourtant, une des choses les plus fréquentes qui sort de la bouche d’un élève qui est en confrontation ouverte avec un professeur, c’est :

« De toute façon, il/elle ne m’aime pas. »

Dans l’impasse de cette relation, il ne veut plus faire aucun effort. Si l’élève avec toute sa naïveté et sa jeunesse n’est pas capable de trouver les mots justes, il ne reste pas moins que le fond de sa pensée mérite d’être entendu !

Un prof qui n’aime pas les élèves, c’est choquant. Personne ne conçoit de laisser son enfant chaque matin à Gargamel, ni même à un être indifférent et totalement détaché. Et qui pourrait attendre d’un adulte de faire de son mieux face à un patron qui n’adopte rien d’autre qu’un comportement robotique envers son employé ?

Qui peut nier la relation qu’il y a entre un prof et un élève quand chacun répète à longueur de journée et à grands renforts de verbes « avoir » :
« J’ai Mme Gentille, cette année. »
« J’ai Jean-Distrait en sixième. »

Pour moi, aimer ses élèves, c’est absolument indispensable. D’un amour qui n’est pas celui d’un parent, ni d’un ami, ni d’un membre de la famille, surtout pas d’un copain.

C’est un lien invisible entre un prof et un élève qui doit dire :

-je te considère
-je m’intéresse à ce que tu es et à qui tu es
-je veux ton bien
-je veux que tu réussisses
-je sais que tu peux progresser
-je ne te laisserai pas tomber
-je tiendrai bon si tu t’opposes
-je serai juste avec toi
-je ne t’humilierai pas
-je n’envahirai pas ton espace privé
-je ne laisserai pas ta situation personnelle m’aveugler
-je chercherai une solution, même si je ne l’ai pas encore trouvée
-je te donnerai un cadre rassurant
-je te donnerai l’exemple autant que je peux
-j’accepterai que tu échoues parfois
-je saurai prendre du recul et combattre mes a priori
-je ne serai pas complaisant.e
-je ne prendrai pas les provocations de manière personnelle
-je resterai à la bonne distance
-j’entendrai les appels au secours, même s’ils sont silencieux

Peu importe si on appelle cela « aimer » par raccourci ou parce que la langue française a un vide juridique. Aimer les élèves, pour moi, c’est l’essence d’enseigner.

D’ailleurs, plus ils sont pénibles et difficiles, plus il faut les « aimer ».

Ce que je m’efforce de faire pour être le plus professionnelle possible face à Jean-Exaspérant ou Marie-Urticante, pour obtenir les meilleurs efforts et les meilleures dispositions, c’est que :

Je fais semblant de les aimer suffisamment pour m’en convaincre moi-même.

Je ravale mon énervement. Je me demande comment j’aimerais qu’on réponde à mon propre enfant si c’était lui qui agissait mal. Je choisis mes mots comme si j’avais en face de moi quelqu’un qui compte beaucoup. Plus j’ai du mal, plus c’est nécessaire.

Jean-Terreur, nouvel élève harceleur harcelé, débarqué d’un autre collège qui nous l’envoie pour ne pas faire de conseil de discipline, mère en phase terminale, pas de famille à part elle, déjà quelques séjours en foyer d’accueil à son actif. Jean-Terreur répond aux professeurs, s’enroule du scotch autour du visage quand les autres travaillent, joue au bébé, fait semblant de ne rien comprendre. J’entends certains professeurs dire « le pauvre, il vit quelque chose de difficile, je ne lui en demande pas trop… »

Je ne le lâche pas, je lui parle, j’exige (sans forcément réussir) du travail et une bonne attitude, je m’accroche. Quelques semaines plus tard, il me parle seul à seule.

« Vous êtes la seule qui continue de m’obliger à travailler, Madame. »

Ces paroles m’ont renvoyé de la gratitude à haute dose.

La bonne nouvelle et aussi un peu la récompense, c’est que les élèves « aiment » les profs en retour.